Reprenant les grands principes jurisprudentiels qui se dessinaient depuis quelques années, la réforme du droit des contrats semble confirmer une obligation de se comporter comme un bon contractant et par delà porter en son sein le principe d’un intérêt général supérieur aux parties dans les négociations (voir La négociation entre dans le Code civil). S’inscrivant dans la continuité du mouvement consumériste de la fin du siècle dernier, elle paraît vouloir conforter la prise en compte de cet intérêt général supérieur qui doit gouverner les principes de négociation, et qui s’imposait déjà dans l’exécution contractuelle contrainte par les suites que « l’équité, l’usage ou la loi donnent à l’obligation d’après sa nature » (Code civil, article 1135). C’est dans ce mouvement que s’inscrit le nouvel article L. 442-6 du Code de commerce. Il pose le principe d’une responsabilité et d’une obligation à réparer (qualifiant donc une situation de faute) les préjudices nés du fait, « d’obtenir ou de tenter d’obtenir » d’un partenaire des avantages ou des conditions indues ou disproportionnées au regard du service rendu.
De même, sont répréhensibles, selon ce texte, le fait « de soumettre ou de tenter de soumettre un partenaire à des obligations créant un déséquilibre significatif dans les droits et obligations des parties » ou encore le fait de menacer « d’une rupture brutale totale ou partielle des relations commerciales » en vue d’obtenir « des conditions manifestement abusives » (Code de commerce, L. 442-6).
A la recherche d’une confiance a priori : la naissance du « bon contractant »
La vocation éminemment normative que comporte ce type de textes vient modifier en profondeur le prisme de lecture de la négociation. Elle est une illustration du phénomène, constaté dans les sociétés modernes par Max Weber, de rationalisation croissante du droit (Sociologie du droit, Paris, PuF, 2013 (rééd.)). Il s’agit par-là d’atténuer le caractère irrationnel des situations de droit et de les teinter d’une empirique « raisonnabilité ». Les textes de droit visent donc à une réduction des incertitudes et de l’imprévisibilité comportementales des négociateurs pour tenter, dans cette situation, d’instituer (au sens de construire de l’intérieur), la confiance. On sait depuis Michel Crozier que plus un acteur est incertain, plus il a de pouvoir à l’égard des autres et moins on peut lui faire confiance (Le Phénomène bureaucratique, Points Seuil, 1971). Dès lors la réduction de l’incertitude dans la négociation s’impose pour que la confiance s’installe. Il n’est pas d’autre choix pour qu’une économie prospère et que la négociation remplisse son rôle que d’en contraindre les acteurs à limiter leur imprévisibilité et à diminuer la part d’incertitude de leurs comportements. Pour un négociateur, réduire dans son rapport à l’autre, l’incertitude de son comportement signifie adopter une attitude que l’on peut qualifier d’éthique. Comme le souligne François Dupuy à propos de la confiance dans les organisations, « ce qui va permettre la confiance, c’est la réduction de l’incertitude des comportements, ce que les philosophes, il faut le rappeler aux entreprises qui se gargarisent de ce mot sans toujours en comprendre le sens, appellent l’éthique ». Il ajoute :
« Etre « éthique » dans la vie collective, ce n’est pas être honnête au sens un peu simpliste du terme, mais accepter de réduire l’incertitude de son comportement »
(François Dupuy, Lost in Management le point Seuil 2011, p. 173). En un mot, tout se passe comme si le législateur contraignait les négociateurs à une attitude éthique dans la négociation pour tenter d’y consacrer une confiance a priori nécessaire pour le développement de la relation d’affaires et la préservation de l’économie.
Cette éthique encouragée par la loi tend à placer les négociateurs de contrats dans un rôle social de protection de l’équilibre des discussions. Elle les pousse à se poser la question de leur comportement et de leurs écrits (à tout le moins pour les traces probatoires que laisseraient ces derniers) dans leur relation d’affaires avec l’autre. Chacun se fait « agent de régulation » du processus de négociation. Dès lors, au-delà de la recherche, si chère à l’école américaine de négociation d’Harvard, de la conciliation des intérêts, par la prise en compte des intérêts de l’autre partie à conclure l’accord (R. Fisher, W. Ury, B. Patton, Comment réussir une négociation, Seuil 2006 p. 71), les négociateurs se voient contraints à l’analyse du rapport des forces. Ils doivent se contraindre à un effort de rétablissement de l’équilibre dans la discussion. En effet, en deçà de tout contrat ou de tout accord, la négociation est devenue une situation créatrice de droits : par son jeu, chaque partie devient débitrice envers l’autre d’une obligation de se comporter éthiquement c’est-à-dire loyalement, de bonne foi. Le commandement ciselé est gravé dans la table de la Loi: il faut se comporter convenablement, de manière éthique ; plus précisément il faut agir dans la négociation et son rapport à l’autre, comme un « bon contractant ». Tout se passe donc comme si, derrière les traits du bon contractant sans chair dans les pas duquel les négociateurs doivent marcher, se dessinait une norme juridique supérieure piquée d’éthique ou de morale. En bon contractant, il faut savoir comprendre les contraintes de son interlocuteur. Il faut savoir faire siennes ses faiblesses pour ne pas en abuser ou à tout le moins ne pas être pris en flagrance d’en abuser
Pour le négociateur qui doit se glisser dans sa peau, on saisit d’emblée la difficulté à cerner le personnage abstrait qu’est le bon contractant. Car sans être tout à fait un familier des concepts juridiques (bien que cousin du feu « bon père de famille » !), il n’est pas tout à fait non plus inconnu du for intérieur du négociateur, qui tente un coup de bluff ou un passage en force, avec la conscience plus ou moins bonne, de soustraire un peu de liberté au consentement de son interlocuteur….
Mais concrètement, se comporter comme un bon contractant, qu’est-ce que ça peut signifier…. ? Est-ce une attitude relevant des règles de politesse, d’une obligation de courtoisie ou d’un devoir moral ? Quels sont les conseils et directives pragmatiques que l’on pourrait donner pour éviter que le négociateur ou la partie à un contrat ne se trouve dans une situation répréhensible sur le terrain du droit. Car c’est bien de cela dont il s’agit : le droit, au-delà de la règle posée, se pique de morale ou d’éthique dont une partie victime pourrait se prévaloir devant un tribunal, un arbitre ou encore, dans les grandes organisations, devant un supérieur hiérarchique.…
Que signifie se conduire comme un « bon contractant » ?
Se conduire en « bon contractant » signifie qu’il faut adopter un comportement de circonstance. Dans la négociation, il réside à mi-chemin entre une sorte d’obligations de courtoisie et de considération de son prochain, en prenant en compte la situation dans laquelle se situe son interlocuteur par rapport à l’objet du contrat. L’interlocuteur est-il au même niveau de connaissance dans son appréciation du processus de négociation et dans la décision de contracter ? Est-ce que sa science lui permet de juger pleinement de la situation et de mesurer les conséquences de son action et de sa décision de contracter. Est-ce que la possible situation de puissance dans laquelle se situe une des parties dans son rapport à l’autre ne lui permet pas de dicter de commander à la volonté de l’autre partie ? Il faut faire montre de transparence, éclairer renseigner, expliquer, informer, tenir informé, voire, un cran plus loin, conseiller ce qui dans ce dernier cas, implique un jugement de valeur, une prise de position engageante vis-à-vis de l’interlocuteur.
On reconnaît dans ces lignes de conduites qui visent à la protection de la partie faible, les obligations d’information, de renseignement et le devoir de conseil nés du consumérisme. En effet, depuis quelques années, les principes du droit de la consommation réalisent une percée dans la négociation d’affaires. Elle semble, pour paraphraser G. Ripert, « vivifiée par une montée continue de la sève morale ». Aussi, constatant que la sociologie de la consommation s’apparente à une sociologie du contrat étudiant les volontés contractuelles, le doyen J. Carbonnier souligne :
« la perspective du contrat éventuel et de la réglementation qui devrait l’encadrer peut bien se projeter sur les pourparlers en cours et en faire par anticipation un phénomène juridique. […] tout en constatant que le contrat n’est pas encore formé, on considère que cette phase n’échappe pas au droit : elle est régie par une responsabilité contractuelle qui est juridique ».
Il ajoute
« Notre époque se passionne pour ce moment flou où le projet se métamorphose peu à peu en contrat : la négociation » (Sociologie Juridique, PuF, 1978).
On comprend dans un droit en voie de rationalisation que ce « moment flou » doive être encadré pour que la confiance surgisse. S’il ne veut pas être rattrapé par le droit, le négociateur a donc intérêt à adapter ses actions et son discours à son interlocuteur. Dans le rapport de négociation qui existe entre deux parties, la ligne de conduite doit donc se situer dans la recherche d’une norme conduisant à un consentement en toute connaissance de cause, un « consentement éclairé » comme le qualifie les juristes.
Le négociateur ne peut user et abuser de sa situation de puissance. Il doit intégrer les contraintes de son interlocuteur qui sont de nature à influer sur la commune intention que les parties sont en train de chercher en déroulant le processus de négociation. Le négociateur doit aussi éviter les événements de nature à perturber cette recherche de l’intention commune.
Bon contractant : quels sont les comportements à éviter ?
Il n’est pas de définition précise des comportements à éviter. Il ne fait cependant pas de doute que la liste des cas déjà existant viendra s’enrichir dans un droit qui tend à vouloir rationaliser les comportements incertains. Mais on peut tenter d’esquisser une tendance : ainsi, tous les comportements perturbant la recherche confiante d’une intention commune par le jeu d’un processus objectif et stable de négociation sont susceptibles d’être rattrapés par la règle de droit ou épinglés par un juge. On pourrait relever :
- les comportements trop rusés
Dès lors que l’incertitude et l’imprévisibilité des acteurs sont vécues comme des obstacles à l’instauration d’une relation de confiance, une exigence de transparence s’impose entre les interlocuteurs d’une négociation. Elle doit se manifester lors de la période pré-contractuelle par le renseignement, l’information à propos de l’objet du contrat mais aussi sur la conduite des pourparlers (où en sommes-nous, quelles avancées/concessions seront faites, le calendrier des négociations et dates cibles). Le cocontractant doit savoir à quoi s’attendre pour s’engager non seulement dans la négociation et mais aussi plus avant dans la conclusion du contrat. Ainsi les pratiques consistant à « faire traîner » les pourparlers ou à faire courir un lièvre choisi, peut s’avérer un comportement répréhensible.
- les comportements trop brusques
Les comportements trop brusques ou trop soudains peuvent être interprétés comme déloyaux. Ils sont en effet l’expression de cette imprévisibilité empêchant la confiance a priori et donc le développement du processus de négociation. Prendre son interlocuteur par surprise est contraire à l’éthique mais aussi à l’objet contractuel dans la mesure où on peut qualifier le contrat comme une « promesse de stabilité implicite ». Brusquerie et brutalité sont donc à bannir des négociations.
- les comportements passifs
Le fait de rester passif ou silencieux, par négligence, inattention, désinvolture ou légèreté est en contradiction avec le processus que constitue la négociation. Ces attitudes peuvent être qualifiées de négation du processus. Elles sont donc créatrices d’incertitudes et de trouble. En effet, la négociation est toujours causée par le fait d’entrer en relation avec un interlocuteur : elle suppose donc d’une attitude en tension vers l’autre qui implique des actions positives vers lui, attitudes que les juristes qualifient pompeusement de diligence ou de célérité. En l’absence de ces diligences, l’autre partie est en droit de s’interroger sur l’authenticité de la relation, et sur la confiance qu’elle peut consentir pour le développement de sa relation et la conclusion d’une promesse de stabilité implicite.
Pour conclure sur le bon contractant
Les principes du mouvement consumériste se sont insinués désormais dans la vie des affaires. Ils viennent prendre le relais des instruments déjà protecteurs du Code civil : aux actions pour vices cachées ou en nullité du contrat pour erreur, dol et violence qui trouvaient leurs sources dans la négociation, viennent s’ajouter une panoplie éthique de règles venant corseter les comportements des négociateurs. Elles obligent à éclairer le consentement de son interlocuteur : il faut faire la lumière sur ses intentions et ses produits ; il faut mettre en lumière son processus de négociation… Elles obligent au-delà des obligations à re-penser la négociation contractuelle comme un acte mutuel de foi en son interlocuteur pour que la confiance naisse. Dans un monde globalisé pétri d’incertitudes, ce n’est pas une gageure !! De la lumière du bon contractant peut venir le salut de cette négociation certes un peu désincarnée…mais rationnelle et contractuelle quand même !! En bon contractant, tu te comporteras, ou ton contrat ne sera pas et aux juges ta coupable attitude tu confesseras !
Bénédicte
2 décembre 2015 at 14 h 50 minJe like
Merci Stéphane de nous éclairer 🙂
B
Rpmain Loubry
15 décembre 2015 at 16 h 38 minMerci pour vos écrits et votre style toujours très affuté. Votre analyse part du postulat que la négociation repose sur une recherche de rencontre des consentements. Or cet exercice de recherche est de plus en plus rare : les parties veulent consommer leurs contrats comme elles consomment les produits et services dont elles ont un besoin immédiat : rapidement et avec un minimum de contraintes et d’engagements. Ainsi va la vie des affaires et la vie des consommateurs….. Ce sont ces exigences de rapidité et d’immédiateté qui conduisent aux attitudes que vous relevez dans votre article et à un consentement expédié… Mais finalement vouloir protéger le consentement dans un monde où les promesses n’engagent que ceux qui les reçoivent et où la faculté suprême de se rétracter fait loi ou vaut effectivité des accords n’est-ce pas mener un combat anachronique, plaider pour un « anté-droit » ?
Olivier R.
23 décembre 2015 at 11 h 09 minIntéressant article. Il est vrai qu’on se police dans les négociations. On sanctionne les comportements à outrances de nos employés (pourtant en leur demandant un résultat sur la discussion). Les négos finissent à force d’objectivation totale par être lisses à un point qu’elles deviennent sans odeur ni saveur : elles sont « normales » pourrait-on dire, au sens le plus déshumanisé de ce mot. D’ailleurs, le temps où nous fêtions autour d’une coupe de champagne ou d’un bon repas la signature après une bonne négo est désormais révolu. Aujourd’hui on lance le communiqué de presse que saluent (ou pas ?) les marchés… On a gagné en compliance, on a grandi en responsabilité…. mais en humanité ?