Lettre au (feu !) bon père de famille

Stéphane Larrière-La Loi des Parties-En bon père de famille-DaumierCher bon père de famille,

La fête des pères se rapproche et pourtant personne ne te la souhaitera à toi le très (trop) juridique « bon père de famille ». On ne fête pas les concepts ou les notions. Ils ont la vie dure. Surtout quand ils sont morts. Ils ne survivent que par la mémoire de ceux qui les ont connus, pas forcément de ceux qui en ont seulement entendu parler. Sous prétexte que, dit-on, « les écrits restent », ils demeureraient dans les livres, qui les protègent de la poussière. Cette poussière sur laquelle on souffle pour tenter de les faire resurgir au monde. En vain ! Malgré les grains qui s’envolent en nuage, la magie n’opère pas. Pas juridiquement ! En droit, la notion tire sa vigueur d’un texte, d’une loi, d’un décret qui le fait naître à la vie juridique et exister

Or voilà, bientôt deux ans que tu as quitté nos textes de lois, à la veille de ton 210ième anniversaire. Deux ans déjà que les juristes font sans leur bon père de famille. Deux ans que les faiseurs de normes ont décidé, d’un coup de règle sur les droits, de te faire disparaître. Depuis Kelsen, les pyramides sont bâties pour des normes bien taillées, non plus pour les pères des nations fussent-ils pharaons….Il n’a pas fallu plus de quatre échanges parlementaires pour que l’adoption d’un amendement n°249 ne te fige à jamais dans l’histoire du Droit

Exécuté sans sommation. Enterré sans fleur ni couronne. Sorti par la petite porte sans plus de cérémonie qu’un vote parlementaire présentant tous les atours des arrêts de règlement, il ne reste de toi pour seul épitaphe cet Article 26 de la Loi du 4 août 2014 ; pas un merci pour de bons et loyaux services ; pas un cher regret formulé ; pas une larme versée. Sitôt disparu dans les limbes d’un droit qui ne s’appliquera plus, sitôt « remplacé » par le caractère « raisonnablement » « raisonnable » des soins ou de la gestion…!! Et au bout du compte, car il faut bien calculer et y mettre, comme on y met du sien, un peu de statistiques, les articles laissés orphelins du bon père de famille ne sont finalement pas si nombreux….Seul l’usufruitier, l’usager, le locataire, le gérant d’affaire, l’emprunteur ou encore le séquestre avaient à souffrir de ta disparition.

Les avocats et autres juristes, d’habitude si promptes à investir les prétoires et s’empresser de défendre la veuve et l’orphelin, sont presque restés muets quand il s’est agi de te défendre, toi, le « bon père de famille ». Toi qui les as pourtant aiguillés sur le revirement d’une jurisprudence constante, toi qui as jeté des ponts sur les vides juridiques… ils t’ont abandonné, sans appel, à ta condamnation. Toi qui, un pied dans le réel et l’autre dans l’intuitive conscience collective, les as éclairés dans l’interprétation des clauses nébuleuses et des délais indéfinis, ils t’ont laissé disparaître, sans un mot…

Mais entre nous…, ton retrait en 1982,  à petit pas, au profit d’une jouissance paisible (Loi n°82-526 du 22 juin 1982 sur les droits et devoirs des bailleurs et des locataires) n’avait rien enlevé à notre droit. Ton absence ne s’est pas ressentie, nous laissant jouir paisiblement de nos baux….Tout ceci laissait présager une mise à la retraite forcée. Elle est venue comme un coup de grâce ; un coup finalement porté alors que les juristes avaient déjà commencé à faire sans toi ou malgré toi !… Et puis il faut aussi dire que tes origines latines résonnant comme une provocation à notre modernité triomphante, n’ont pas joué en ta faveur : tu étais, pour nos législateurs, un peu comme cette langue latine,… inscrit dans un autre temps, figé,… déjà mort en quelque sorte.

Et puis enfin, il existe depuis Victor Hugo, les « Sans Famille » et depuis Jean-Luc Lahaye les « Cent familles », comment pourrais-tu, enfermé dans ta condition patriarcale de père, embrasser la prétention de les représenter toutes en en incarnant qu’une seule, donc autant dire aucune !! N’est-ce pas réduire notre monde que d’être aussi peu incarnant ? Oui, c’est ça tu étais trop….. trop étroit… étroit face à la grandeur de notre modernité, étriqué face à la multiplicité de nos choix qu’ils soient familiaux ou pas… Presque une insulte à nos libertés et nos schémas sociaux dont tu constituais une difformité manifeste.

Et puis cette insupportable autorité juridique que tu tirais d’un droit antique, un droit d’une autre époque, démodé, un droit de patriciens d’empire drapés dans leurs ors…. Sincèrement, soyons francs, ta légitimité relevait plus de la magie que de la norme… Si en 1804, un quarteron de juristes n’était venu te déterrer des 12 tables enfouies pour de vulgaires besoins organisationnels…, personne n’aurait jamais parlé de toi et tu n’aurais jamais vécu aussi longtemps en opprimant autant !!

Par ailleurs à propos de longévité, ces dernières années, tes 200 ans passés te donnaient un air suranné d’image d’Epinal, loin, très loin de renforcer la vigueur juridique qu’une référence normative digne de ce nom devait arborer. Non, vraiment… de l’avis de praticiens occasionnels bien avertis, tu avais mal vieilli : on avait du mal à faire confiance au « bon père de famille » pour nous sortir d’une situation juridique inextricable. Je te vois encore par-dessus nos épaules nous seriner de manière ringarde à propos d’une clause mal équilibrée et en appeler à la réflexion. Mais peu nous chaut, oui vraiment peu importent tes références trop datées pour être honnêtes !! ….  Je crois encore ressentir ton regard réprobateur pointant le législateur décidé … « Et bien oui, en effet… la lorgnette a deux bouts… et alors… si elle a deux bouts ce n’est pas pour rien…c’est parce qu’ils ont chacun leur utilité ; dès lors choisir le plus petit des deux pour faire une grande réforme n’est pas en soi critiquable si c’est notre choix, si c’est l’expression de notre liberté »… celle du législateur s’entend… »Pourquoi le  lui reprocher » !!! ? Stop, assez discuté. Tout a été dit et redit. Alors, voilà, en bon père de famille reposes-en en paix, à défaut de jouir paisiblement !  Que les pages des Codes s’ouvrent, dans un acte de libération, à la nouvelle ère de l’homme raisonnable …

« Amendement n° 249…. adopté » !

LaLoidesParties-Stéphane Larrière- bon père famille

Ouf, voilà les articles 601, 627, 1728,1729, 1374, 1880, 1962 du Code civil enfin ramenés à la raison, qui sera bien gardée, selon l’expression. Mais ministres et députés, à force de se grossir, caricaturent la grenouille de la fable : si plein d’eux-mêmes, ils semblent avoir oublié que « la destination du père de famille vaut titre à l’égard des servitudes continues et apparentes. » Tu survis donc…. comme un signe…. par le jeu de cet article 692 du Code civil, mais aussi…par les dispositions de l’article 693 de ce même Code. Certains diront encore que toi, le bon père de famille, tu es décidément le diable, car c’est ici, dans le détail, qu’il se niche…. D’autres, plus perfides, affirmeront qu’il ne s’agit là qu’un droit de servitudes, un juste retour aux choses de l’asservissement que tu n’as jamais vraiment quitté finalement…

Mais pour d’autres, la sentence du trait de plume, fut-il législatif, ne coupe rien que les mots. Il ne tue pas vraiment la notion plus vivace qui lui survit…. Il en faut plus pour tuer le père !! Surtout quand il est bon père de famille. En effet, c’est en bon père de famille que tu débordais le caractère raisonnable dans lequel on souhaitait t’enfermer. Ce débordement tu le réalisais par la transcendance de certaines valeurs ancestrales qui t’animaient et te dépassaient dans une projection vers l’avenir que nécessitaient les intérêts bien compris d’une famille. Cette famille s’entendait, bien sûr, dans une acception généreuse constituée de ceux qui étaient dans ta proximité, et sur lesquels tu portais un regard confiant envers l’avenir parce qu’ils allaient te succéder en droits et en intérêts comme cela devait être, sans plus d’explication que parce qu’il en était ainsi dans un certain ordre des choses. Cet ordre des choses dans lequel s’inscrit aussi la nécessaire autorité qui s’exerce envers les autres, non pour leur imposer mais pour les guider vers un comportement plus approprié et un droit plus juste. Il s’agit de faire prévaloir la tendance vers une règle qui vaut pleinement et s’affirme par le jeu du concept pour un droit en intelligence avec son temps. Non, décidément tu ne peux te résumer à cette seule raison dont le jeu de comparaison ne ramène qu’à soi-même dans une contemporanéité attachée au temps immédiat. Il y a en toi quelque chose d’indicible qui relève de la projection sociale d’une société qui se pérennise pour l’avenir. Elle implique une certaine foi dans le monde qui se continue quelle que soit la règle de droit… « Le cœur a ses raisons, que la raison ne connaît pas »… écrit Pascal dans l’acte de foi. Te tuer, toi le bon père de famille, c’était perdre un peu encore de notre sens commun…qui nous éclairait dans nos comportements et nous guidait dans nos décisions, fussent elles aussi parfois juridiques…

Cher bon père de famille, tu as été banni de ton droit, tu as disparu de la lettre des textes mais tu demeures encore  par delà le texte assassin, dans l’esprit. En témoignent l’expression « en bon père de famille » qui surgit, dans un réflexe quasi naturel, et s’échappe de la bouche des praticiens comme des profanes, parfois égarés dans leur droit chemin. L’émotion me gagne et les mots commencent à me manquer. Alors laissons à la sagesse du Professeur de droit, le soin du dernier mot concluant cette lettre, en rappelant qu’« un bon père de famille respecte donc les usages, notamment professionnels, les règles de jeux, voire les préceptes de la politesse qui sont pris en considération lorsque leur transgression revêt un caractère injurieux ou est de nature à jeter la suspicion sur celui qui en pâtit. Telles sont les contraintes de la vie en société qu’observe le bon père de famille. Plus précisément, non seulement un « bonus pater familias » ne veut jamais de mal à autrui, mais encore il se conduit en homme diligent, prudent, et adroit, et respecte la morale » . Cher bon père de famille, il a tellement raison !!! Tu nous manques déjà sans que je ne sache si c’est le cœur ou la raison…

2 Comments

  • Marc PETITJEAN

    16 juin 2016 at 21 h 34 min Répondre

    Et bientôt viendra le tour de la disparition de l’homme de l’art…
    Bravo pour votre article drôle et érudit !

  • Eunika

    25 juin 2016 at 8 h 49 min Répondre

    Excellent, merci !
    En Pologne (et dans d’autres pays ?) on fête le jour des enfants – le 1 juin. C’est peut-être par ça qu’il faut commencer – éduquer la « préservation » des connaissances du passé qui peuvent s’appliquer dans la dynamique kaléidoscopique d’aujourd’hui….voir même de nous aider à faire le « leap frog »?

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