Juriste d’entreprise…. mais qui êtes-vous ?

Juriste-Stéphane LarrièreTant de préjugés, d’idées fausses voire de bêtises circulent sur le métier de juriste d’entreprise qu’ils ont inspiré à la Loi des Parties, cette mise au point de fin d’été. Ce point n’est pas un règlement de compte. Pas plus n’est-il un plaidoyer pour ce métier de juriste d’entreprise. Ni encore est-il une esquive vers le divan d’un thérapeute à la recherche de soi ou d’un quelconque complexe. C’est une explication. C’est un exercice de pédagogie et de communication. C’est un acte de positionnement et de management à l’attention des non-juristes mais aussi des autres professions du droit avec lesquels le juriste d’entreprise interagit. C’est un mouvement, un pas vers ceux avec qui le juriste d’entreprise travaille, pour une meilleure compréhension de ce métier et de ces contraintes. Car, c’est aussi la vocation de la Loi des Parties que de promouvoir les créateurs du droit des affaires, dont trop souvent on oublie, que la pratique est une des sources. Le juriste d’entreprise est en effet aux avant-postes des évolutions du droit. Il est un acteur de ses innovations, un bâtisseur de ses concepts à venir qui façonneront demain la vie des affaires…  Pourtant….

Juriste d’entreprise : un praticien au bout du droit ?

Pourtant, comment blâmer ceux qui le connaissant si mal, tentent d’esquisser le contour du métier de juriste d’entreprise pour mieux le cerner et travailler avec lui. Car il est un curieux métier que celui-ci : faire de l’exercice du droit sa profession, mais sans en tirer directement les subsides qui lui sont liés, puisqu’ils reviennent au bout du compte à l’entreprise. En apparence coincé entre les autres professions du droit aux monopoles affirmés, le métier de juriste d’entreprise paraît corseté par les dispositions légales (Loi n° 71-1130 du 31 décembre 1971). Elles lui octroient, « en exécution d’un contrat de travail au sein d’une entreprise […] et au profit exclusif de l’entreprise » la possibilité de « donner des consultations juridiques et rédiger des actes sous seing privé relevant de l’activité desdites entreprises » (Loi n° 71-1130 du 31 décembre 1971, article 58).

A s’en tenir à ces textes, la pratique par le juriste d’entreprise serait une pratique « par dérogation » ; une pratique « par accessoire » d’un droit produit par les autres professions juridiques. Le juriste d’entreprise serait, au bout de la passerelle, un praticien du droit sans véritable autre statut que celui de salarié de l’organisation qui l’emploie : « La preuve…. vous n’avez pas de titre ! » S’en tenir simplement aux textes légaux donnerait une perception restrictive de ce métier qui ne reflète pas la réalité de sa pratique. Le fait de le circonscrire dans une pratique accessoire et de l’opposer à une pratique libérale du droit parce qu’il est salarié d’une organisation paraît l’enfermer dans le rapport de subordination qu’il entretient avec son employeur, avec pour seul champs d’action, les tâches chevillées à son contrat de travail… Une pratique du droit, certes mais… sur la pointe des pieds… Un juriste certes mais…à la botte, un forçat du droit contraint à une pratique un peu « pépère » : celui qui au pire, se planquerait derrière un « ce n’est pas possible…! » et qui, au mieux, abandonnerait  timidement la décision à d’autres.

Juriste d’entreprise : dans le silence de la loi ?

Il n’est pas de ténor pour faire exploser ces textes restrictifs ! Il n’est pas de star pour hurler à la loi scélérate ou de circonstance ! Il n’est pas d’effet de manches pour balayer l’argument textuel. Les circonstances sont, de fait, atténuantes : loin des prétoires et des brouhahas du contentieux médiatique, le juriste d’entreprise s’efface derrière l’organisation pour laquelle il travaille et se dévoue. Tout juste l’entend-on lorsqu’il s’agit de revendiquer la confidentialité de ses avis qu’il faut arracher aux conservatismes. Tout juste l’entend-on encore, lorsqu’il s’agit de prendre position sur la réforme du droit des contrats. Avec les efforts considérables déployés par les associations représentatives du métier (AFJE et Cercle Montesquieu), on pourrait croire que ce relatif silence masque une faiblesse, une difficulté à s’organiser ou à se défendre, un défaut de reconnaissance ou pire, de légitimité. Il n’en est rien. Cette impression ne tient qu’à sa relative jeunesse et à la diversité de ses praticiens.

Juriste d’entreprise : dans ses chiffres et ses actions ?

Car, il s’agit d’un métier jeune, fringuant et en plein essor. Ce sont aujourd’hui près de 16 000 juristes d’entreprise qui exercent dans des directions juridiques qui, pour 42% d’entre elles, ont moins de 10 ans d’existence et, pour 20% d’entre elles, moins de 5 ans (source : Signe DiStinctif -marketing et management des directions juridiques). Signe de son temps arrivé, la direction juridique s’est affranchie de son rattachement à la direction administrative et financière (seulement 17% d’entre elles lui sont encore rattachées) pour dépendre directement du président (pour 21% d’entre elles) ou de la direction générale (pour  42% d’entre elles). Grâce à cette autonomie conquise, les juristes disposent désormais de leur budget propre dans près de 75% des cas. En 2013, il représentait en moyenne 0,17% du chiffre d’affaires annuel de l’entreprise, dont une part de 60% est consacrée aux dépenses internes (frais fonctionnement, de personnel, etc.) avec une tendance à la stabilité de ces chiffres (source : Cartographie des Directions Juridiques 2014, Lexqi Conseil, Juin 2014).

En termes d’effectifs composant les directions juridiques, le ratio moyen est de 1 juriste pour 143 millions de chiffres d’affaires (source : Cartographie des Directions Juridiques 2014, Lexqi Conseil, Juin 2014), même si la taille des directions juridiques est aussi fonction du domaine d’activité et de la dimension de l’entreprise. Ainsi, si la majorité des équipes juridiques sont composées de 1 à 4 juristes, 17% des entreprises de plus de 10 000 salariés ont des équipes juridiques comprises entre 1 et 5 juristes. Celles de 500 salariés ont pour 18% d’entre elles,  des équipes de 5 à 9 juristes (source : Signe DiStinctif -marketing et management des directions juridiques).

Les consommateurs de droit identifiés par les directions juridiques sont principalement les directions générales (pour 83%), les directions commerciales (pour 73%) et la direction administrative et financière (pour 54%). Mais d’autres acteurs de l’entreprise tels que les achats et le marketing (pour chacun 32%) ou encore les ressources humaines ou la production (pour chacun près de 20%) recourent aux services des juristes internes. La variété de ces interlocuteurs suffit à démontrer la richesse des situations, des compétences et des profils que  la profession de juriste d’entreprise doit embrasser. Par essence, la profession de juriste d’entreprise ne peut être uniforme : elle se compose en fait d’une mosaïque de praticiens, dont la pratique est intimement liée à l’identité et aux activités de l’entreprise pour laquelle ils travaillent : ainsi 79% des juristes du secteur de la grande distribution interviennent auprès de la direction  marketing, alors qu’ils ne sont en moyenne que 31% à travailler pour cette direction dans les autres secteurs d’activités. En revanche, ils sont entre 80 et 93% des juristes internes à intervenir pour le compte des directions commerciales (source : Signe DiStinctif -marketing et management des directions juridiques).

Juriste d’entreprise : un praticien par-delà la loi ?

Ce qui distingue le juriste d’entreprise des autres métiers du droit, ne relève pas d’une affaire de cadre d’exercice ou de statuts. Ce qui le distingue, c’est sa pratique. L’énoncé de la règle de droit, signe interne de sa science et de son pouvoir à l’instar de la Pithye de Delphes, ne suffit pas à le qualifier de juriste d’entreprise. Après tout, ceci ne le distinguerait que très peu des résultats d’une recherche sur Legifrance. Sa mission n’est pas de dire le droit ou encore de faire du droit pour le droit. A l’inverse d’autres métiers du droit, le point de départ de son raisonnement est l’activité économique de son entreprise pour arriver au droit qui a vocation à s’appliquer à cette dernière, aujourd’hui mais aussi demain. Il s’agit d’une pratique du droit en projection, en quelque sorte. Elle est concentrée sur le double objectif de développement des affaires et de pérennité de l’entreprise ou du marché, sur lequel elle opère.

Le juriste d’entreprise pratique un droit offensif axé sur le développement économique qu’il doit organiser, structurer, faciliter, conforter ou défendre. Au temps du consentement en un clic, il a appris à modéliser ses contrats pour les fondre dans la technique et maintenir leur effectivité. Il fait siennes les pratiques du marketing pour y couler son droit de la consommation. Il dessine et intègre les contours de la partie faible pour mettre fin à la relation contractuelle de l’entreprise. Il détecte dans le nom de domaine la marque à déposer pour une future capitalisation. Il transforme, avec la prise du risque mesuré et/ou assumé, la négociation contractuelle en conclusion du « deal ». Il travaille à éroder, de ses coups de boutoir juridiques, un cadre réglementaire trop contraignant ou mal compris. Car, l’entreprise évolue aujourd’hui dans un monde imprégné par un droit que le doyen Carbonnier qualifie de « brouillard qui pénètre tout, nous aveugle, nous rend incapables de concevoir les rapports entre les hommes autrement que comme des rapports de droit. » Ce droit qui pèse aussi de tout son poids sur l’entreprise, inhibe l’intuition, rend « l’invention inutile » et « diffuse une sécurité qui endort l’action, à tout le moins la ralentit » (Droit et passion du droit sous la Vième République, p. 271).

L’entreprise, ses décideurs et ses opérationnels doivent désormais intégrer le droit dans l’exercice de leurs activités et leurs métiers. Il ne s’agit pas d’une contrainte, mais d’un fait. Le droit est désormais un paramètre comme un autre. Il doit être appréhendé comme tel. Le juriste d’entreprise prend alors toute sa dimension. Dans ce contexte insinuant de droits parfois mouvant, tout se passe comme si le conseil, l’avis ou l’évaluation du juriste d’entreprise opéraient dans l’organisation une libération de la stratégie managériale. Il s’agit non plus d’inscrire sa pratique dans une sécurité endormant l’action (« on ne peut rien faire », « dura lex sed lex »), mais dans un droit dynamique contributeur de la croissance de l’entreprise, un droit de conquête, en quelque sorte. Sa pratique du droit, aiguisée aux contraintes ou aux risques opérationnels et économiques, est consanguine de l’activité de l’entreprise et fait corps avec son processus de décision. En effet, dans son approbation, son « oui ! » ou sa solution juridique se révèle le processus de décision de l’entreprise avec  lequel il fait corps au point de se confondre avec lui : le juriste d’entreprise est génétiquement un décideur qui instruit (au sens de « construire de l’intérieur »), discute, évalue arbitre et tranche !  Dès lors, pas question de se cacher derrière un texte de droit abscons pour s’échapper. Le juriste d’entreprise ne peut pas se réfugier derrière une quelconque «responsabilité professionnelle » pour laisser une décision se trancher sans lui à la seule lumière de ses conseils. Il est donc plus que ce fameux « business partner » qu’on nous décrit dans la littérature managériale et se rapproche du parangon décrit par le Directeur Juridique de General Electric (The General Counsel as Lawyer-Statesman) : il décide et il transforme en ayant fait sienne cette formidable force du droit qui réside du pouvoir d’organiser et de façonner. Il est donc aussi aux avant-postes des évolutions du droit puisqu’il en est un des acteurs poussant à l’audace et aux innovations, qui façonneront demain la vie des affaires.

Juriste d’entreprise : du temps du droit au pouls de l’entreprise

Enfin, ce qui caractérise aussi particulièrement la pratique du droit d’un juriste d’entreprise, c’est son rapport au temps. Son rapport au temps est très différent du temps du droit. Le temps du droit s’accompagne d’une certaine lenteur. Elle est congénitale dans son élaboration législative et dans sa publicité. Elle est essentielle dans l’éclatement de la vérité du droit de la procédure judiciaire. Mais dans les affaires, le temps c’est de l’argent ; un temps qui est accéléré par les technologies nouvelles jusqu’à un point où l’immédiateté se confond avec le temps réel. C’est ce temps qui s’impose au juriste d’entreprise dans la course économique qui s’accommode mal de la congénitale lenteur juridique. Au sein des équipes, au coeur des décisions, sa pratique du droit vit au pouls de l’entreprise ou restera inaudible. Dès lors le juriste pratique, en temps réel, un droit « à chaud ».  Pour ce faire, il a fait siennes les règles du Code civil, du Code de commerce, du droit des sociétés ou de l’environnement. Il a fait siennes les contraintes et les points forts des activités de l’entreprise, de ses dirigeants, de ses métiers. Il les a intégrés. Il les porte en lui comme une deuxième nature (ou, selon certains, une déformation professionnelle !). Il opère une mise en intelligence du droit et des activités de l’entreprise. Il les dépasse, les maîtrise sur les bouts des droits et les utilise dans une pratique juridique quasi intuitive… instinctive, comme un souffle de liberté d’entreprendre.

2 Comments

  • RomainLoury

    30 août 2015 at 11 h 10 min Répondre

    Merci pour votre article lumineux qui sonne comme une profession de foi, surtout vu de province où cette profession est parfois difficile à expliquer. Plus généralement, votre blog est très instructif et votre regard détonne ! Continuez !

  • CHAVAND MARC

    24 novembre 2015 at 22 h 29 min Répondre

    Le juriste d’entreprise est bien souvent l’homme de la synthèse car il est au cœur du contrat autour duquel s’exprime tous les points de vue (parfois contradictoires) des intervenants de l’entreprise: direction financière, directions des exploitations, directions commerciales, direction des R.H. Quitte parfois a s’y perdre pendant un moment le juriste tient bon la barre pour amener le contrat à bon port c’est à dire à sa signature. C’est un métier passionnant qui doit cependant disposer d’un espace de liberté suffisant dans l’entreprise pour s’exprimer. La pression commerciale, les conflits internes, la dépendance à une direction financière rendent parfois la parole juridique moins audible… mais c’est de la difficulté que vient la créativité. Amicalement. Marc

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