Internet des objets, le droit à l’envers du décor ?

IoT, Objets connectés-droit
photograph courtesy of K.Ruszczynski (c) 2005

Lorsqu’on évoque les objets connectés, l’internet des objets, l’IoT, ce qui est frappant ce sont les vertigineuses projections économiques. L’IoT et les objets connectés sont un business dont on estime à 50 milliards le nombre d’objets connectés d’ici 2020 (Cisco, The Internet of Things-Cisco Visualization) ; on évalue le marché des bâtiment intelligents à 300 milliards de dollars en 2022 (Machina Research, 2014), avec  près de 1,8 milliard de compteurs intelligents d’énergie déployés (iDate- Smart Grid : the smart metering market and beyond) ; on annonce déjà 420 millions de voitures connectées et 19 millions de vêtements technologiques d’ici 2018….. Ces milliards au-delà de nos représentations jettent un flou sur l’évolution plus subtile qui est à l’œuvre : tous les objets, des plus communs (montre, réfrigérateur,) aux plus insolites (sextoys) ou improbables (matelas), vont prendre une nouvelle dimension par le jeu de leur connexion : les objets en devenant objets connectés s’animent et des facultés nouvelles leur sont affectées. Ils peuvent aussi se doter d’une intelligence artificielle qui les transforment en agents de l’homme et les amène à une sorte de présence au monde, une sorte de vie, les extirpant du néant : Google n’a-t-il pas, lui-même, défié la mort ?…

IoT, objets connectés, nouveaux enjeux au-delà des chiffres ?

On le pressent, cette nouvelle dimension que prennent les objets connectés va modifier les rapports que nous entretenons avec eux. L’intérêt que l’homme et/ou une société portent à l’objet se déplace. Les objets connectés ne sont pas en eux-mêmes une révolution technologique puisqu’ils ne font que poursuivre le mouvement de mise en réseau du monde. En revanche, ce qui va être bouleversé c’est la projection que nous faisons sur ces objets connectés. Entendons-nous bien, avec les objets connectés, l’objet ne vaut plus en lui-même, ni pour lui-même. Il vaut comme un objet (+) « plus » c’est-à-dire doté de facultés périphériques à ce qu’il est déjà, un objet dont la valeur s’inscrit dans une capacité non pas à se connecter, car cette dernière lui sera quasi-inhérente, mais dans sa capacité à collecter des informations et à les réutiliser pour la satisfaction d’un besoin inscrit dans une sorte de quasi-présent, dans un avenir quasi immédiat ou bien plus ou moins proche.  L’internet des objets ne modifient donc pas la fonction d’utilité première des objets : une paire de lunettes aura toujours la même fonction consistant à améliorer la vue et un réfrigérateur « conservera » sa fonction première de préserver les aliments de la chaleur.  Ce qui est modifié, c’est leur pertinence dans leur relation à l’homme et à leur environnement grâce aux nouvelles facultés dont ils sont dotés : les objets connectés sont, en quelque sorte, en (bonne ?) intelligence selon l’acception grecque du terme, avec le monde dans lequel ils captent des informations pour les redistribuer sous une forme digérée de services.

Dès lors, sont conférées aux objets connectés de nouvelles fonctionnalités qui en modifient l’usage, mais aussi plus subtilement la destination et la valeur, avec une perception déformée, qualifiée de « réalité augmentée ». L’ère des objets connectés fait rentrer l’objet dans une dynamique qui questionne les concepts économiques et juridiques, et plus généralement la règle de droit. Elle appelle non pas à légiférer avec précipitation pour tenter de réagir à l’absence de carcan bien plaqué à la situation, mais à une réflexion plus profonde sur ce nouveau rapport entretenu avec les choses, qui doit être appréhendé par un droit organisateur et protecteur.

IoT, objets connectés : quel mode de fonctionnement ?

Les objets connectés évoluent dans l’internet des objets au point que parfois les expressions puissent apparaître synonymes. L’internet des objet se définit comme un

« réseau de réseaux qui permet, via des systèmes d’identification électronique normalisés et unifiés et des dispositifs mobiles sans fil, d’identifier directement et sans ambiguïté  des entités numériques et des objets physiques et ainsi de pouvoir récupérer, stocker, transférer et traiter sans discontinuité entre les mondes physiques et virtuels les données s’y rattachant » (Pierre Jean Benghozi, Sylvain Bureau, Françoise Massit Folléa, L’internet des objets quels enjeux pour l’Europe ?, janvier 2012).

Il résulte de cette définition une certaine complexité technique, constituant l’envers du décor des objets connectés : ils consistent  donc en l’objet augmenté de ce « plus » constitué par un véritable écosystème technologique. A partir de cette définition, on peut donc considérer que l’écosystème  qui vient compléter l’objet se compose schématiquement des caractéristiques suivantes :

  • Une connexion : les objets sont connectés aux réseaux télécoms et internet qui les identifient grâce à un identifiant unique (puce RFID), l’ensemble leur permettant d’échanger et d’interagir en temps réel (mais pas forcément), avec leur environnement et les plates-formes ;
  • Des échanges : les objets, grâce à des capteurs, collectent, de manière plus ou moins continue, des données brutes, c’est-à-dire inintelligibles en l’état de leur collecte, en provenance des environnements ou des individus, qu’ils peuvent stocker ou expédier pour traitement ;
  • Des plates-formes composées d’infrastructures (hardware), de logiciels (software) et de bases de données le tout adossé sur de l’informatique en nuage (Cloud Computing) ; ces plates-formes permettent le stockage des données brutes, leur traitement, leur transformation et une fois ces données opérées leur expédition vers l’objet connecté sensé les restituer dans leur traitement final à l’utilisateur, qui peut aussi bien être un individu que, le cas échéant, une machine.

IoT, objets connectés, un écosystème data centré ?

A la lecture de la définition et de l’écosystème qui entoure l’objet connecté, on comprend que la donnée ou plutôt les données et les flux d’échanges desquels elles participent, en sont le cœur. Dans l’introduction à son rapport sur les objets connectés, l’Institut Montaigne semble confirmer cette approche en écosystème : « l’internet des objets est marqué par le développement des réseaux, des partenariats et des interrelations complexes, permettant ainsi le développement de certains procédés industriels, l’amélioration de la qualité de service et des performances accessibles aux individus et consommateurs ».

Mais l’Institut Montaigne souligne surtout que :

« il se nourrit de données et en augmente le volume », dont la « valeur […] évolue depuis leur utilisation initiale vers de futures utilisations potentielles à plus forte valeur ajoutée. Toutes les données sont ainsi considérées comme précieuses par définition » au point qu’elles « brouillent les frontières traditionnelles et transforment la chaîne de valeur » (Institut Montaigne, Big data et objets connectés, Faire de la France un champion de la révolution numérique, p. 4, Avril 2015).

La Loi des Parties a déjà abordé ce sujet des données dans leur dimension informationnelle (Droit : repenser le rapport aux data !). Elle se pose pour les objets connectés avec acuité. En effet, les objets connectés vont s’apprécier dans leur capacité à capter en continu (ou pas) la donnée et à la faire analyser dans leur écosystème. Mais le but ultime de ces échanges consiste dans une restitution de la donnée sous la forme d’une information contextualisée qui doit être pertinente par rapport aux attentes de la sollicitation initiale (qui peut être le fait d’une situation ou d’un individu). On se rappelle que Pierre Bellanger évaluait que :

« la valeur d’une donnée est proportionnelle au nombre de données auxquelles elle est reliée. Cela s’appelle la contextualisation. La mise en relation des informations entre elles accroît la pertinence de chacune et par conséquent leur valeur […]. Ainsi plus un acteur a de données, plus les nouvelles données ont plus de valeur pour lui que pour les autres acteurs. (Enjeux et moyens de notre souveraineté numérique, Conférence de Pierre Bellanger, Institut des Hautes Etudes de défense nationale, 13, avril 2015).

La valeur ne réside donc plus dans l’objet lui-même, mais dans l’information délivrée qui est le résultat d’un échange et d’un croisement de données, par le jeu d’une corroboration avec d’autres données qui sont par essence évolutives et enrichies en permanence.

Ainsi, comment l’utilisateur final, acquéreur de l’objet, serait-il capable d’en déterminer la valeur si cette dernière se niche dans des flux de données combinées avec d’autres données dont l’utilisateur n’est en mesure d’apprécier  ni la provenance, ni la fiabilité, ni la valeur ni encore la pertinence de l’ensemble de l’opération. A cet égard, ne connaît-il pas non plus les règles ou les protocoles computationnels des données ayant conduit aux résultats contextualisés que lui délivre l’objet…

IoT objets connectés-
photograph courtesy of K.Ruszczynski (c)

Dès lors, pressent-on mieux ce que signifient à la fois ce « brouillage » des frontières et  la transformation de la chaîne de valeur qui interpellent et interrogent nos motivations… La valeur réelle des objets connectés repose donc sur une économie de la donnée dématérialisée, circulante et agrégée, dont l’utilisateur final a du mal à identifier les acteurs et les responsabilités. Mais, l’utilisateur ne sachant finalement pas qui dialogue avec la machine ni qui parle avec l’objet, a-t-il, d’autre choix que celui d’une confiance a priori dans un cloud de données qui est d’abord un cloud de questions…

IoT, objets connectés : le Cloud des questions

Objet matériel contre données immatérielles, objet fixe contre données circulantes,  simple présence contre informations dynamiques…. Les objets connectés changent la dimension de l’objet et lui ouvrent un champ de nouvelles perspectives que l’acquéreur, n’est pas en capacité d’appréhender  au-delà de sa représentation de l’objet. Ainsi, le  marketing et le droit sont ainsi interpellés : quelle peut être la valeur réelle d’un objet débarrassé de sa dimension informationnelle et sur quelle base de calcul fonder la détermination de son prix ? Quelles sont les motivations qui vont commander à l’acte d’achat d’un objet connecté ? Comment s’assurer qu’il répondra à ce qu’on attend de son utilisation ? Quelles véracité et exhaustivité des informations délivrées par l’objet ? Comment évaluer l’usage conforme à la destination que l’acquéreur attendait ? Qui pour en répondre ?

Ce sont ces questions qui dans leur acception juridique interrogent déjà la notion de propriété,  et par-delà celle-ci, les mécanismes de vente et de responsabilité, au cœur du commerce.

En effet, la propriété telle que le droit la connaît est mise au défi de la donnée circulante et de l’information pertinente. Définie comme « le droit de jouir et de disposer des choses de la manière la plus absolue pourvu qu’on en fasse pas un usage prohibé par les lois ou les règlements » (Code civil, article 544), le Code civil en organise l’accession de la manière suivante : « la propriété d’une chose soit mobilière, soit immobilière donne droit sur tout ce qu’elle produit et sur ce qui s’y unit accessoirement soit naturellement soit artificiellement » (Code civil, article 546). A suivre ces dispositions, cette acception de la propriété appliquée aux objets connectés les fige  en conférant sur les données et informations qu’ils relèvent, produisent, croisent et échangent en flux continus, une propriété absolue. Données et informations vont donc entamer un travail de sape de la propriété des objets.

Elles vont, déplacer les débats sur leur valeur et leur conformité vers le terrain de l’immatériel et du numérique. S’il veut un objet pertinent, l’acquéreur n’aura pas d’autre choix que d’accepter le jeu des échanges et des corroborations de données. C’est par le jeu de ces mécanismes que la pertinence se crée et que la puissance de l’objet se découvre donc que l’objet connecté vaut.  S’il n’accepte pas ce choix, l’acquéreur serait, d’une certaine façon, privé de la valeur réelle : riche en objets, il pourrait être pauvre en données ou en  informations, donc pauvre tout court, dépossédé en quelque sorte….

IoT, objets connectés : « Cloud is law »

« Et puis quoi ? » feront remarquer certains, « on pourrait se contenter de laisser la technologie avancer » et ainsi abandonner les objets à leur sort de mise en données, paraphrasant ainsi le fameux « Code is Law » de Lawrence Lessig  (Code Is Law, On Liberty in Cyberspace, Lawrence Lessig Harvard magazine, 2000) par un « Data is Law. »… Cependant ce renoncement apparaît comme un pari par trop risqué tant il s’avère que l’avènement des objets connectés, agissant tels des prothèses actives, laisse pointer un glissement vers une condition humaine assistée ou redoublée par ces derniers. Motivé par une recherche d’optimisation des actes et de sécurisation des actions, tout se passe comme si le recours aux objets connectés opérait, sous l’impulsion des données et des informations, une délégation décisionnelle de l’individu vers ces objets, instaurant ainsi une sorte d’administration numérique de la personne : les objets connectés cartographient, analysent et proposent à partir des données corroborées dans le Big data, des solutions qui permettent à l’utilisateur de réduire les contingences et de diminuer l’incertitude pour qu’il puisse s’affirmer dans la décision. Abandonner, sans un droit protecteur, l’objet à sa mise en données, n’est-ce pas abandonner aussi de notre pouvoir de décision, n’est-ce pas nous délester de notre liberté :

« I actually think most people don’t want Google to answer their questions, […] « They want Google to tell them what they should be doing next. »

disait l’ancien directeur général de Google Eric Schmidt, dans un entretien au Wall Street Journal (Google and the Search for the Future, The Wall Street Journal, 14 août 2010). Si nous ne demeurons pas vigilants, il se pourrait bien que les objets connectés mettent un point final à notre quête de droits et de libertés et que tout s’achève dans un démiurgique « Cloud is Law »…..

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