Digitalisation du droit, composer avec les consommacteurs et les plateformes

« Digitalisation du droit, composer avec les consommacteurs et les plateformes » est un article qui a été initialement publié dans La Revue pratique de la prospective et de l’innovation, une publication du Conseil national des barreaux éditée par LexisNexis en mars 2017, et est à titre exceptionnel et gracieux reproduit par la Loi des Parties. 

La digitalisation opère une transformation profonde des modèles économiques. Cette transformation affecte aussi les métiers du droit qui n’échappent pas au phénomène général de désintermédiation qui leur imposent de repenser leur offre. Mais repenser l’offre de services du droit nécessite de comprendre que la clientèle a évolué. Elle se présente sous la forme d’un consommacteur (On pardonnera à l’auteur le néologisme de « consommacteur » relevant plus de la science marketing que d’un texte de doctrine juridique mais il paraît le plus illustrant de la tendance se dessinant) volatile, informé, participant activement à l’exercice de ses droits ou à leur valorisation, par sa capacité nouvelle de renseignement. Cette capacité est dupliquée par l’utilisation de plateformes qui reconfigurent et concentrent autour d’elles, selon un mode dynamique, le marché du droit en entraînant tout à la fois une modification du rôle du juriste et des conséquences dans l’exercice de son métier.

1 – Sous la pression du progrès des technologiques nouvelles, de grands changements s’opèrent dans les sociétés occidentales, à tel point que certains n’hésitent pas, en référence aux deux premières révolutions industrielles, à parler de révolution digitale voire de « révolution anthropologique » (G. Babinet, Transformation digitale : l’avènement des plateformes : Le Passeur 2016, p. 29 et s.). Le phénomène semble s’imposer par l’usage, c’est-à-dire l’adoption par l’utilisateur des technologies, de leurs données et de leurs algorithmes, dont l’ampleur de développement est sans précédent : s’il a fallu 80 ans pour que la moitié de la population française possède une voiture, près de 70 ans pour qu’elle soit connectée au téléphone, 50 pour qu’elle accède à l’électricité… à peine 20 ans auront suffi pour que la majorité d’entre elle soit connectée à Internet. Face à ce mouvement rapide, les professionnels éprouvent des difficultés à appréhender concrètement les changements à l’œuvre dans leur secteur d’activité et donc à anticiper ou simplement à envisager la teneur de la réponse à apporter pour empêcher la captation de valeur.

2 – La vitesse de ce mouvement provoque tout à la fois questionnement et incertitude chez les professionnels. Ils sont considérés avec d’autant plus de sérieux qu’ils se conjuguent à d’autres phénomènes : globalisation des échanges, libéralisation de la concurrence, dérégulation de professions ou de secteurs économiques, instabilité des lois et règlements…. Après l’industrie musicale bouleversée par les partages « pair à pair » de fichiers mp3 ou celle de la photographie qui a vu ses activités se « débobiner » en mettant fin au développement photo, les professionnels ont pu observer avec attention les mutations de l’hôtellerie. Le modèle économique propre à ce secteur, très capitalistique reposait principalement sur la possession d’infrastructures lourdes permettant de proposer un service d’hébergement. L’apparente structure protectrice de ce marché, qui opposait aux nouveaux entrants une barrière concrète à l’entrée, s’est vue concurrencée par la conversion partielle du logement particulier à une offre privée de prestation d’hébergement d’hôtes. Elle a été rendue possible par des opérateurs intermédiaires d’un nouveau genre, qui concentrent sur leurs systèmes d’information une offre mondiale d’hébergeurs particuliers prêts à mettre leur domicile ou leur logement à disposition et créent des interactions avec un public de personnes intéressées achalandées par la puissance de la plateforme (V. l’offre proposée par la société Airbnb). Ainsi, grâce à la plateforme, tout un chacun semble pouvoir devenir opérateur d’hébergement en offrant un service qu’il peut proposer sans plus d’investissements qu’une simple page web, quelques photos et un logement design (qui l’était peut-être déjà par simple goût). Le jeu de la compétition s’ouvre donc à de nouveaux entrants. Partis de rien, ils se développent autour d’une offre uniquement digitale, concentrant sur leur plateforme, la diversité et la richesse des offres de tout un secteur, sans qu’une quelconque infrastructure soit portée à leur bilan, et dans une concurrence qui ne crée pas forcément de nouveaux besoins ni ne modifie le marché, mais peut se caractériser par une captation de clientèle attirée par la facilité des fonctionnalités de comparaison et d’usage (Tel est le cas par exemple, illustré dans le contentieux initié par les syndicats hôteliers à l’encontre du site http://www.booking.com.).

3 – À l’instar de l’industrie hôtelière, les métiers du droit n’échappent pas à cette « révolution ». Le phénomène affecte leur matière, c’est-à-dire le droit lui-même, pris en tant que règle et en tant que norme sociale : les fondamentaux des anciens concepts juridiques, tels que le droit de propriété ou les droits de la personnalité, sont bouleversés par les nouveaux usages de l’économie de partage ; de nouvelles incertitudes surgissent et ouvrent des champs législatifs et contractuels encore à définir qui questionnent déjà l’éthique, comme pour les robots et l’intelligence artificielle, à propos desquels certains annoncent la nécessité d’un droit nouveau (A. Bensoussan, La personnalité robot : Le Figaro, blog, 11 févr.r 2015).

4 – Ce phénomène ne se limite pas aux règles de droit. Il affecte également les conditions d’exercice de ses métiers et le travail concret que ses praticiens réalisent quotidiennement au profit de leurs clients, qu’ils soient internes (pratique rendue dans le cadre commun d’une même organisation au bénéfice de cette dernière) ou externes (pratique réalisée en tant que prestataire de service). Les technologies nouvelles introduisent de nouveaux outils, voire par la standardisation des modèles qu’elles impliquent, imposent de nouvelles pratiques : de la relation que le professionnel du droit entretient avec son client, à la gestion de ses dossiers, en passant par l’évaluation du risque et la rédaction du contrat ou des jeux de conclusion, c’est l’entier exercice du métier de juriste, dans ses tâches et dans son rôle social, qui est aujourd’hui remis en question et concurrencé par des start-up du droit proposant leurs services : au point qu’on puisse se poser la question de savoir si le juriste ne pourrait pas être remplacé par une solution logicielle ayant mémorisé sa science du droit, désormais exercée par une plateforme digitale ?

5 – Les professionnels du droit ne manquent donc pas de s’interroger. Les juristes d’entreprise dressent le constat que si les outils digitaux (contrathèques, outils de rédaction automatisée de contrats (V. à ce sujet le brevet déposé sous ref. FR2822265 le 20 septembre 2002 : BOPI 2002-38), foires aux questions, réseaux sociaux d’entreprise), introduits sous l’influence ou l’encouragement d’autres fonctions de l’entreprise, sont déjà présents depuis plus d’une dizaine d’années dans leur pratique, une nouvelle étape se franchit avec le développement du big data et de l’intelligence artificielle (La digitalisation et l’avenir de la fonction juridique dans l’entreprise : CDE 2016, entretien 4.).

Selon les avocats, le défi que constitue le numérique est source optimiste d’opportunités, même si « les nouvelles technologies et l’utilisation des platesformes ont fait naître dans la profession un sentiment équivalent à celui de la Grande Peur de l’an Mil et elle y a vu à tort l’annonce des prémices de sa disparition (K. Haeri, L’avenir de la profession d’avocat : rapp. févr. 2017, p. 16) ». À l’étranger aussi, les mêmes doutes animent, depuis quelques années, les professionnels du droit, au point que certains, au Royaume-Uni, n’hésitent pas à scander : « je prédis que les avocats qui ne sont pas enclins à changer leurs pratiques de travail et à étendre l’éventail de leurs services devront mener dans la prochaine décennie une âpre lutte pour leur survie (R. Susskind, The end of lawyers? Rethinking the nature of legal services : Oxford University Press 2010, 2e ed., p. 269) » et de dénoncer avec force et échos que «  des clients paient fréquemment des avocats pour accomplir des tâches que des non-avocats bien formés pourraient accomplir (R. Susskind, préc. p. 271) ».

6 – Une brèche semble donc s’ouvrir pour un marché du droit sans juriste, un marché dont les conditions seraient commandées par un client qui reprendrait le pouvoir ou pour être plus juste, par une sorte de « consommacteur » de services juridiques ou judiciaires qui en apprécie la valeur selon des critères essentiels à ses yeux et qui lui sont propres : le juste prix (V. à ce sujet  B. Lamon, Services juridiques : innover pour survivre au « nouveau maintenant » : Livre blanc, sept. 2013, http://www.www.blog-nouveaumonde-avocats.com ), la simplicité et l’accessibilité au service. Ces critères semblent désormais prévaloir à l’exigence de rigueur attendue du juriste et au critère de la qualité du service que ce consommacteur pourrait trouver dans la réponse professionnelle qu’il vient chercher. La question se pose donc pour les acteurs du droit de cerner qui est ce nouveau consommacteur pour savoir quelle attitude adopter en vue d’adapter leur offre de service. La réponse passe par la compréhension nécessaire de la mutation à l’œuvre dans l’émergence de ce consommacteur du droit (I) qui évolue, souscrit et consomme le service dans un environnement économique de plateformes (II).

I – L’émergence du consommacteur sur le marché du droit

7 – Les nouvelles technologies participent de la création d’un marché du droit renouvelé, commandé par un « consommacteur » de services né du web 2.0, s’inscrivant dans une diffuse multitude très informée parce qu’il évolue dans une nouvelle dimension informationnelle (A) qui redéfinit en profondeur ses rapports aux droits et aux acteurs du droit (B).

A – Un marché de consommacteurs ?

8 – Le consommacteur est un justiciable, sujet de droit et client potentiel de services juridiques mais évoluant dans un environnement extrêmement riche en informations qualifiées et en données juridiques mises à jour dans une sorte de flux continu de manière quasi-permanente et dont l’accès a été facilité par les nouvelles technologies. En effet, quasi gratuitement accessibles de manière massive en quelques clics, elles sont optimisées dans la prise de connaissance et la lecture par des mots-clés et des synthèses permettant une approche sélective optimisée au consommacteur qui s’interroge sur une question de droit (V. à ce sujet l’étude de l’Association pour la vulgarisation de l’information juridique et l’éducation au droit (AVIDEJ) selon laquelle l’« information juridique s’obtient majoritairement sur Internet, sur des sites officiels publics tels que Légifrance ou service-public.fr (24 %), sur des forums internet (13 %), sur des sites d’aide juridique associatifs ou privés (12 %) et sur des sites de professionnels du droit (13 %). 20 % des participants ont par ailleurs utilisé un moteur de recherche par mot-clé pour les orienter dans leur recherche juridique » : http://www.avijed.org, mai-2015). Elles présentent surtout l’assurance de « trouver quelque chose » tant est importante dans l’esprit du consommacteur l’impression de totalité apparente du savoir : « peut-on, sans conséquence notable, disposer d’un wiki-droit comme on dispose d’une wiki-encyclopédie (L. Assier-Andrieu, Les avocats, identité, culture et devenir : Gaz. Pal. 2011, p. 173) » s’interroge le professeur Louis Andrieu. Ainsi, concluant un propos selon lequel notre société vivait, jusqu’à ce jour, dans un environnement pauvre en informations. Pierre Bellanger dans une conférence à l’Institut des Hautes études de défense nationale, affirmait : « nous connaissons les quatre dimensions : la largeur, la longueur, la hauteur, le temps. Voici la nouvelle dimension supplémentaire : l’information (P. Bellanger, Enjeux et moyens de notre souveraineté numérique : Institut des Hautes études de défense nationale, Conf., 13 avr. 2015) ». L’information et les connaissances irradient donc la société d’une omniprésence sans cesse actualisée par un jeu d’échanges constant d’informations émises et reçues. À tout instant, sans contrainte horaire, il est susceptible de trouver des éléments de réponses : via une requête Google qui le renvoie à un résultat de contenus multiples susceptibles de l’aiguiller dans ses interrogations : Légifrance, sites spécialisés, blogs d’avocats peuvent être autant d’éléments ouvrant des perspectives de réponses ou des solutions à des problèmes très simples. Elles se réajustent mutuellement en permanence, parfois en temps réel, en fonction de la réalité réceptionnée, conférant cette qualification justifiée de « nouvelle dimension » dans laquelle évolue le consommacteur de droit.

9 – Ces informations et connaissances s’offrent donc dans une pertinence renouvelée par l’effet d’immédiateté et de fraîcheur, donnant au consommacteur l’impression offerte d’être « à la pointe », mieux armé parce qu’il dispose de la dernière jurisprudence en vigueur ou encore plus sécurisé pour avoir pu prendre connaissance du dernier texte de loi applicable à sa situation. Concrètement, il s’agit d’accéder à une somme d’informations et de connaissances à jour permettant de jouer avec d’autres en vue de les croiser pour vérification ou pour mesurer l’étendue des droits dans une situation juridique donnée (V. sur cette ambition, le portail http://www.justice.fr ). Car, dans une grande majorité des cas, les motivations de ce consommacteur ne sont pas scientifiques. Elles ne sont pas non plus à trouver dans la recherche de la satisfaction d’un plaisir de droit, puisque à en croire le doyen Carbonnier, même le « plaisir de contracter se passe d’être un plaisir de droit (J. Carbonnier, Droit et passion du droit sous la Ve République : Champs Flammarion 1996, p.173) ». Tout se passe comme si ces motivations, assises sur la promesse d’une information complète et gratuite, répondaient à un besoin quasi-immédiat de lever le plus rapidement possible les incertitudes nées d’une situation non maîtrisée et de trouver les premiers éléments de réponse pour guider la décision. On se rappellera les propos à peine caricaturaux tenus dans un entretien au Wall Street Journal par Eric Schmidt ancien patron de Google disant : « I actually think most people don’t want Google to answer their questions » mais précisant « they want Google to tell them what they should be doing next » (Google and the search for the future : The Wall Street Journal, 14 août 2010).

B- Un consommacteur redéfinissant ses rapports aux droits et à ses acteurs

10 – Ce consommacteur ne s’en tient pas à la découverte de l’information. Du statut de simple lecteur en ligne de contenus, le consommacteur s’est fait, sur les réseaux sociaux et numériques, un véritable acteur, que le web 2.0 a contribué à faire naître V. S. Larrière, Présence et identité numériques : constituer son capital social sur les réseaux sociaux : RLDA 5317, n° 97, oct. 2014, p. 82 et s.). Il est un interlocuteur qui participe à la création et à la diffusion de contenus selon un mode d’échanges qui peut évoluer de la seule diffusion unilatérale d’informations (curation) à la conversation par des jeux de dialogues et commentaires (V. S.Larrière, Droit : ce que les réseaux sociaux changent ! : https://www.laloidesparties.fr, 22 mars 2016). L’ensemble de ces actions inscrivent les informations et la connaissance du droit dans une dynamique de valeur particulière : informations et connaissances juridiques sont augmentées ou enrichies par l’ajout du consommacteur, qui choisit d’autres destinataires pour avis ou nouveaux commentaires, ces derniers étant libres d’apporter à leur tour leur « plus » par une précision, une expérience, une alerte ou même une illustration accroissant la pertinence et les chances de rebond ou de nouvelles diffusions… Tout se passe comme s’il s’instaurait un système de relations horizontales, régi par les seules interactions entre des individus égaux ou qui se valent dans leur connaissance du droit, sans besoin ni recours à l’autorité incarnée d’un professionnel sachant. Partant, s’installe alors un nouveau mode de relation avec le professionnel du droit. Si le juriste était auparavant consulté pour connaître la loi applicable à une situation donnée, cette approche est révolue. Désormais, dans bien des cas, le pré-diagnostic et la qualification sont de prime-abord réalisés par un consommacteur actif « éclairé » par les résultats de Google. Ainsi, faut-il voir dans ce mouvement, une appropriation du droit par le profane qui inscrit désormais sa consultation d’un juriste dans une démarche de collaboration et d’échange. Le consommacteur ne vient plus consulter le savant du droit, représentant l’autorité de la Loi, mais vient chercher une solution ou une confirmation à un problème qu’il a parfois lui-même, à l’aide des plateformes et de ses échanges, soulevé. Il peut même, sur la foi d’une information collectée, aller jusqu’à mettre remettre en question le juriste au travers d’un « j’ai trouvé ça sur Google », stratagème n’affirmant pas mais posant la question qu’en pensez-vous, vous juristes ?

11 – Dès lors, ainsi renseigné, le consommacteur consulte le juriste pour vérifier ses hypothèses et discuter de la stratégie à adopter face à la situation qu’il rencontre : le rapport d’expertise s’inscrivant dans une relation de sachant à profane est donc modifié et se transforme en un véritable rapport d’échange collaboratif. Cette altération est d’autant plus vraie que, dans bien des cas, la relation précède désormais la rencontre car c’est sur le réseau que se noue le premier contact et que se crée le premier pas d’une demande de conseil : avant de choisir un conseil ou un avocat, le consommacteur le « googlise » (Sous ce néologisme est entendue l’action de voir ce que Google présente comme résultats sur la personne objet d’une requête) pour savoir qui il est, ce qu’il a fait, ce qu’on dit de lui, quelles sont ses compétences, voire les connaissances communes qui pourraient attester de son professionnalisme, professionnalisme, qui par ailleurs, ne s’arrête pas à la seule compétence mais s’étend à une attitude générale de disponibilité, d’empathie, d’accueil,… En un mot, le consommacteur voit, évalue, compare, se renseigne : il devient, à rebours de l’obligation de renseignement renforcé du nouveau droit des contrats ou d’un droit de la consommation ultra-protecteur, très avisé !

12 – Car cette profusion d’informations et de connaissances juridiques accessibles et diffusées paraissent aussi participer d’une meilleure réception du droit dans la société, chère au doyen Carbonnier (J. Carbonnier, Droit et passion du droit sous la Ve République, préc., p.101 et s). Elles contribuent à chacune des étapes de cette réception auprès des sujets de droits : connaissance de la règle, d’adhésion à cette règle et pour finir participation à l’effectivité de cette règle. On rappellera que pour l’application de la règle de droit, la connaissance de cette règle est présumée selon le principe « nul n’est censé ignoré la loi ». Avec ce nouveau consommacteur, on peut se poser la question de savoir si les critiques formulées par Jean Carbonnier jugeant cette règle de principe « fausse mais nécessaire parce que sans elle, l’application du droit serait constamment paralysée, les malins prenant le masque de l’ignorance (J. Carbonnier, préc., p.101) » seraient toujours aussi acerbes : cette ignorance de la règle est-elle, à de rares exceptions, encore défendable dans une société submergée par l’information ? Même si elle n’efface pas la complexité du contenu des textes arides, il semble que la nouvelle dimension de l’information aurait pu être de nature à rassurer pour partie le doyen Carbonnier quant à l’accessibilité de la règle et au caractère effectif de la présomption de connaissance de la loi, désormais matérialisée par la technologie.

13 – Dans ce double mouvement de facilité d’accès à la connaissance du droit et d’émergence du consommacteur, s’opère en réalité un véritable déplacement de la valeur : la valeur ne réside plus dans la connaissance du droit elle-même, vulgarisée par son universalité numérisée accessible au consommacteur averti… mais dans son potentiel technique et informationnel de partage, une sorte d’influx dynamique qui s’opère par le jeu et grâce aux fonctionnalités, aux services offerts par les plateformes. Ce qui se développe n’est pas un nouveau canal d’accès au droit mais bien un changement du centre de gravité, qui se déplace vers les plateformes autour desquelles tend à se réorganiser la nouvelle économie du droit.

II – Marché du droit, vers un marché de plateformes ?

14 – Cette réorganisation du marché du droit autour des plateformes invite à tenter de comprendre leur mode de fonctionnement agrégatif qui capte et concentre la valeur en structurant le réel (A) pour s’intéresser aux conséquences qui en découlent sur l’exercice des métiers du droit et sur leur connaissance (B).

A – La plateforme : un mode agrégatif capteur de valeur

15 – Sans rentrer dans les détails techniques, on peut définir la plateforme comme une architecture de systèmes informatiques complexes intégrant « un ensemble de ressources (des données, des algorithmes, des méthodes) organisées et documentées, rendues accessibles [..] par des interfaces » qui s’ouvrent « sur une proposition de valeur [..] structurée et documentée » (N. Colin, H. Verdier, L’âge de la multitude : Armand Colin 2015, p. 152) pour permettre à des tiers d’y développer leurs propres applications, elles-mêmes disponibles à partir de la plateforme, ou de s’interconnecter en réseaux avec d’autres systèmes pour permettre des échanges. Ainsi, en se connectant à la plateforme pour y créer leur propre valeur, les opérateurs bénéficient de sa puissance. Corrélativement, en procédant ainsi, ils participent aussi par l’effet agrégateur de leur connexion, au développement exponentiel de la valeur de la plateforme elle-même, laquelle pouvant à son tour faire bénéficier à son tour de la valeur acquise à l’ensemble des autres opérateurs connectés, selon un mode exponentiel. Intuitivement on comprend la mécanique à l’œuvre, si on comprend qu’un téléphone qui ne permet de contacter qu’une seule personne n’a pas le même potentiel que celui qui permet de contacter tous les abonnés au téléphone (voix) ou que celui qui permet de les contacter via un autre mode (data). Ainsi, la valeur d’une plateforme est proportionnelle au nombre d’acteurs et de données auxquelles elle est reliée. Cela s’appelle la contextualisation. La mise en relation des acteurs et des informations entre eux accroît la pertinence de chacun et par conséquent leur valeur.

16 – Ainsi il semble se créer une sorte d’écosystème qui concentre la valeur en captant et en amplifiant les gains de productivités générés par une plateforme qui agrège, centralise, configure et structure. Tout se passe comme si cette coordination par la plateforme de flux constants et permanents de systèmes, d’informations et de données qui s’échangent autour d’elle par son intermédiaire, contraignait les opérateurs à une sorte de libre asservissement progressif à son mode de fonctionnement : ainsi, l’opérateur qui ne répond pas aux impératifs technologiques, marketing ou juridique ne peut se connecter à la plateforme ou y être référencé. Dès lors, ce qui ne passe par l’intermédiaire de la plateforme s’épuise et perd progressivement en échange, en dynamisme, et en pertinence pour finir dans le puits numérique ; un cycle que Pierre Bellanger décrit simplement : « sur Internet […] l’abstraction façonne la réalité : votre commerce n’est pas répertorié dans le comparateur de prix ou le moteur de recherche, il fait faillite et disparaît. La carte autoréalisatrice crée le territoire. » (P. Bellanger, La souveraineté numérique : Stock 2014, p.87) La plateforme est donc un structurant du réel qui va classer les informations ou les offres selon des critères qu’elle aura paramétré. Prenons l’exemple d’un comparateur de prestations d’avocats dont le critère d’évaluation serait le tarif horaire : il viendrait ainsi à classer les offres sur la base de ce seul tarif, supprimant toute la complexité souvent non quantifiable, telle que l’expérience particulière sur un type de dossier demandant une compétence prix de lourds efforts, la réactivité… Ne resterait que le prix du service qui se définirait sur ce seul critère simplifié et rationalisé. Le recours à d’autres critères apparemment plus « aléatoires » comme les étoiles accordées par les consommacteurs (V. K. Haeri, L’avenir de la profession d’avocat : rapp. févr. 2017, p. 17 ; V. Entretien avec K. Haeri RPPI 2017, entretien 1. – JCP G 2017, act. 196, Aperçu rapide F. G’sell ), donnant une impression d’objectivité, ne constituent que des critères supplémentaires de rationalisation et d’affinage des résultats. Chacun des acteurs tentant de coller aux critères paramétrés pour être bien positionné, surgit alors le risque d’une offre très standardisée autour d’un service basique à faible marge qui ne peut se vendre que de manière massive pour pouvoir générer du profit.

17 – C’est ainsi que certaines plateformes des fameuses start-up du droit, également désignés sous le terme « legaltech », réalisent, pour les professions du droit, cette structuration du réel. Elles s’installent entre l’offre et la demande, entre le praticien du droit et le sujet de droit ou le justiciable consommacteur de services juridiques. Les réponses apportées par ces start-up en termes de gestion de créances, de création de société par l’établissement de statuts (V. http://www.legalstart.fr), ou encore de rédaction, de gestion de contrats, voire de service d’obtention des coordonnées d’un avocat (V. http://www.captaincontrat.com) après pré-étude du dossier (V. http://www.callalawyer.fr) relèvent de ce mouvement de structuration de l’offre et de désintermédiation. Il en va de même, pour les offres proposées dans les domaines du contentieux et de l’arbitrage (V. http://www.ejust.fr ) qui introduisent de nouveaux acteurs pour faciliter les procédures. Ces offres ont plusieurs mérites. Le premier d’entre eux est d’adresser un marché du droit dont la faible profitabilité ne permettait pas au justiciable de bénéficier d’un service qualité. Dans un sens, les start-up du droit peuvent participer de la mission de restauration dans leurs droits de créanciers de petites créances. De même, elles offrent aux juristes la possibilité de se décharger de certaines de leurs tâches très simples de rédaction et de recentrer leur métier sur les tâches à haute valeur ajoutée relevant de la stratégie.

B- Conséquences sur les métiers du droit et leur connaissance

18 – Ainsi à l’instar d’autres secteurs d’activité comme l’hôtellerie (V. supra 2), l’apparition des plateformes de services des start-up dessinerait pour le marché du droit, une entrée dans un cycle schumpetérien plantant le décor d’une nouvelle concurrence synonyme de destruction créatrice pour ses métiers. Mais comme l’apparition d’Uberpop dans les transports, n’a pas modifié en profondeur le service de transport de taxi qui continue de résider dans l’acheminement d’une personne d’un point à un autre, avec une voiture conduite par un chauffeur, il ne semble pas que la technologie bouleverse le service du droit en lui-même. En revanche, ce qui est durablement modifié, c’est  l’accessibilité à ce même service qui est simplifiée entraînant aussi de fait une diminution corrélative du prix. L’effet disruptif et la perte de valeur ne sembleraient en quelque sorte affecter que l’aspect « logistique » du service. Ils ne devraient pas toucher au cœur de ce qui constitue le service du droit. Ce dernier, au bout du compte, demeurerait en apparence le même, à tel point qu’une Charte commune ait pu voir le jour entre acteurs du droits et legaltech posant les principes entre eux d’une collaboration soucieuse de l’intérêt partagé du client et d’une concurrence saine et loyale (Charte legaltech Open law, art.2)

19 – Si le cœur de ce qui constitue le service du droit n’est pas affecté par les services des plateformes, doit se poser la question cependant de la qualité de ces services rendus par ces nouveaux professionnels de la « chose juridique ». Les questions de qualité avaient déjà été évoquées lors de la libéralisation du marché des services juridico-judiciaires.  La théorie économique parlant d’une asymétrie d’information entre l’avocat et son client, fut incapable de fournir une réponse sur le point de savoir qui pourrait juger de la qualité d’un service rendu par un avocat. Pourtant, comme pour toutes les professions « intensives en connaissances », la qualité ne peut être appréciée convenablement que par les pairs disposant du haut degré d’expertise pour apprécier la juste valeur du degré d’expertise d’un juriste (Les conséquences économiques de la libéralisation du marché des services juridiques, les avocats entre ordre professionnel et ordre marchand : rapp. economix, sept. 2008, p.19). Aussi la start-up du droit dont le service ne repose pas sur d’authentiques juristes ou le consommacteur, aussi avisé soit-il, seront-ils capables de cette appréciation de la qualité du service rendu ? Dans la négative, on pourrait craindre de ce que le seul critère du prix ne l’emportât encore en forçant plus avant les acteurs du droit à encore plus de standardisation pour gagner en productivité et s’aligner sur les prix offerts par ces nouveaux acteurs du droit.

20 – Cette crainte est aussi soulevée par Louis Assier-Andrieu dans son essai sur les avocats. Il note, en se référant au numérique, qu’il faut relever « la menace que fait peser sur la profession la tendance à la standardisation des prestations » (L. Assier-Andrieu, Les avocats Identité, culture et devenir : Gaz. Pal. 2011, p. 140) et souligne la conséquence de ce phénomène : « ce qui semble arriver est un recul de l’économie de la qualité […] avec l’émergence de ce sentiment très hostile au principe prudentiel, que le public en sait autant ou dispose des moyens d’en savoir autant, que l’avocat ». Dès lors pourquoi recourir à un juriste surtout si cette standardisation est offerte par des juristes qui « rompent eux-mêmes avec leur mission traditionnelle de pourvoir des services individualisés de qualité, pour céder à la tentation du standardisé et du quantitatif (L. Assier-Andrieu, préc. p.172) ». Louis Assier-Andrieu termine en précisant que « la recherche du moindre coût et de l’informatisation ont déjà supprimé la bibliothèque (Dont on notera qu’elles peuvent être déjà substituées dans l’esprit et en pratique par une recherche sur Legifrance ou www.google.fr.) et […] elles vont tarir le besoin de collaborateurs tout en accentuant le processus de déqualification fondée sur un gisement automatisé et illimité de sources et d’exemples (Id. p.172)».

21 – Ce raisonnement fait échos au propos du doyen Carbonnier qui constate à cet égard que « l’informatique en perfectionnant les fichiers a contribué à faire de la jurisprudence un automatisme (J. Carbonnier, préc., p.60)». De même, « en permettant la fondation commerciale de banques de données, elle a bouleversé l’usage et peut-être le contenu de l’œuvre jurisprudentielle : le praticien ne se livre plus à la recherche artisanale d’arrêts, il achète l’état de la jurisprudence, mais un état établi à travers des mots-clés, dont l’effet réducteur ne peut être éliminé ». L’ouverture aujourd’hui de ces données de jurisprudence autrefois réservées au praticien, à un consommacteur attentif marque donc un changement de paradigme définitif pour les juristes car la nature de la connaissance juridique requérant instruction et expérience risque de se trouver transformée en un objet immédiat de consommation aussi accessible que n’importe quelle marchandise informative. Dès lors les juristes ne pourront une fois de plus se contenter d’être la « bouche du droit » fût-il jurisprudentiel. Et Carbonnier de conclure : « nous sommes ainsi de plus en plus informés, sauf à nous demander si le flux de l’information n’étrangle pas la connaissance (J. Carbonnier, préc., p.60) ».

22 – Dans cette saturation informationnelle organisée, source d’incertitude et d’indétermination d’un droit évoluant à flux continus, il n’est pas d’autre choix pour tenter d’en mesurer la fiabilité et d’en maîtriser les conséquences de revenir aux hommes de loi, aux hommes de l’art… Seuls ces derniers, par leur intuition et leurs capacités techniques sont capables de jongler avec les connaissances juridiques, les « data » pour en tirer une véracité juridique ou une vérité judiciaire capable de provoquer le revirement de jurisprudence salvateur. Seuls ces derniers sont capables de manier le droit avec suffisamment d’habileté pour déterminer les conséquences d’un trop-plein ou d’une absence de règles, et distinguer les opportunités d’en établir de nouvelles ou d’en modifier d’autres, en influençant l’établissement du droit à venir par leur Savoir, c’est-à-dire cette capacité sociale à dépasser leur matière et à interagir pour produire par l’élaboration de la loi, de la norme et du droit, du changement, appelés qu’ils sont déjà à être plus, beaucoup plus que leur droit : « humain, trop humain » aurait pu conclure Nietzsche, pas sûr que Google soit d’accord…

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