Big data : la fin du syllogisme juridique ?

Le big data aura-t-il raison, en droit, du syllogisme juridique ? En effet, manifestation d’un rapport renouvelé à la règle de droit par la technologie, le big data et l’intelligence artificielle pénètrent la pratique du droit et l’exercice de ses métiers. L’intelligence artificielle, ses données et ses algorithmes « moulinent » toujours plus vite pour faciliter la rédaction guidée des contrats, en assurer une exécution sécurisée au travers de tableaux de bord automatisés de suivi des obligations les plus risquées, après une exploration optique des engagements numérisés. Rédiger et exécuter un contrat relèvent désormais du pilotage…

L’accès aux textes de lois, aux arrêts et autres décisions de jurisprudences se fait plus rapide, plus complet aussi. En fonction du cas d’espèce renseigné, le big data et l’intelligence artificielle explorent, lançant leurs algorithmes toujours plus loin vers des champs infinis de données et de connaissances. Ils viennent nourrir, à l’envi, le cas d’espèce dans un flux continus de données raffinées pour des évaluations toujours plus précises et une cartographie des situations. Ils enrichissent ce même cas, de contenus de plus en plus optimisés, plongeant vers d’autres sources plus profondes, désormais disponibles, accessibles, voire peut-être compréhensibles pour le profane, soucieux de se renseigner pour exercer son droit, faire valoir ses droits ou encore se mettre hors de portée juridique d’une partie adverse…

Big data, intelligence artificielle : la nouvelle intelligibilité du droit

Cependant derrière les interfaces convivialisées de ces séquences juridiques vendues, au choix, comme une expérience optimisée d’accès au droit, ou comme un résultat de performance juridique garantie via des niveaux de services (un taux de pertinence ou encore un taux de succès), se dessine une nouvelle intelligibilité de l’exercice de la règle de droit. Son application vient s’affiner et se raffiner grâce au big data et à l’intelligence artificielle qui synthétisent, cherchent, analysent, évaluent et concluent dans une affirmation qui tonne comme une sentence :

« A partir de l’analyse de vos données renseignées suivantes [data], sur la base de nos données de [data] collectées et stockées en date du [data], l’état de votre situation est le suivant [data], son occurrence rencontrée est de [data] fois au cours des [data] dernières années pour un taux de condamnation de [data] et un taux de succès de [data] en cas d’action. Les solutions les plus adaptées [data], proposées sur la base d’un historique de [data] décisions peuvent être mise en œuvre au travers de plans d’actions à implémenter sous un délai de [data] de la manière suivante [data]. Elles rencontrent  en moyenne un taux de succès de [data] % ».

Précision, exactitude, exhaustivité, solution et risques à considérer…. tout se passe comme si le praticien n’avait plus qu’à se laisser conduire dans l’analyse de la situation et dans le support apporté à son traitement juridique. Indubitablement, s’installe dans ce crépitement de données, une sorte de confort rassurant par le jeu de ces conclusions techniques tirées de bases de données omniscientes de réalités numérisées à vocation universelle. Cependant, subrepticement masquée par une empreinte d’efficacité, une nouvelle intelligibilité du droit s’immisce dans la pratique. Elle vient titiller cette pratique du droit dans ce qu’elle a d’original, de plus intime : son mode de raisonnement, le fameux raisonnement juridique qui repose sur le non moins fameux syllogisme juridique qui a fait et fait encore la réputation de rigueur intellectuelle du juriste. Oui, avec l’introduction du big data et des algorithmes dans la pratique du droit, il semble en effet que deux logiques soient imperceptiblement à l’affrontement, que deux méthodes se frictionnent au travers de deux logiques différentes, mais pour quel droit ?

Syllogisme juridique et construction du droit

Du praticien le plus expérimenté au jeune étudiant en droit à peine assis sur les bancs de l’université, chaque juriste, plus ou moins adroit, jongle avec le syllogisme juridique qu’il aiguise aux frottements des cas d’espèces. Il constitue le mode de raisonnement de la pratique du droit. Il est cet exercice de démonstration intellectuelle accoucheur de conclusions qui posent en vérité une situation de droit. Hérité d’Aristote, le syllogisme peut se définir comme l’opération intellectuelle déductive qui consiste en trois étapes, à mettre en rapport deux termes avec un troisième terme pour conclure à leur rapport mutuel. Célèbre est l’exemple classique, le plus illustrant de ce mode de raisonnement, qui s’esquisse dans un souvenir de cours de philosophie : « les hommes sont mortels ; or Socrate est un homme ; donc Socrate est mortel ».

Dans la version juridique du syllogisme, les deux termes mis en rapport sont d’une part la règle de droit et d’autre part les faits pour dégager, sur la foi des preuves établies, une solution juridique applicable (un conseil ou une décision de justice). Dans ce schéma syllogistique, les faits constituent la « mineure », la règle de droit la « majeure », et l’application de la règle aux faits la conclusion du syllogisme. Cette règle de logique qui permet la résolution des cas d’espèce constitue la matrice de l’exercice pratique du droit. La force de ce raisonnement établit une méthode qui conduit à la validation d’une argumentation par rapport à une situation juridique donnée. Elle permet aussi  dans le cas d’un litige d’élaborer en droit le jugement et de trancher la décision.

Syllogisme juridique et compréhension du droit

Le syllogisme permet aussi, un pas plus loin, la lecture critique du droit prétorien. Elle s’opère avec cette même méthode de raisonnement qui a aussi validé les décisions précédentes. Le syllogisme éclaire la cohérence de la décision et peut faire émerger le point faible qui conduit à son revirement. C’est le syllogisme qui fonde la conviction du juriste dans l’argumentation au cœur de laquelle réside la décision qui confirme la situation de droit ou l’infirme dans le revirement de la jurisprudence. Ce revirement, créateur d’un nouveau droit n’est pas éthéré. Il est bâti et validé par la force du raisonnement intellectuel : il s’inscrit dans une tradition, au sens étymologique du terme (tradere, de trans « à travers » et dare « donner », « faire passer à un autre, remettre »), signifiante. Dès lors, le revirement ne prend de sens que dans le dépassement d’un droit applicable compris et assimilé. C’est la puissance de la démonstration déductive et la force du raisonnement qui emportent la conclusion dont se dégage une vérité qui confirme ou revire le droit en vigueur.

Cette vérité à tout le moins juridique, n’est cependant acceptable que pour autant que le syllogisme ne souffre d’aucune faiblesse et que les principes du système juridique soient pris comme postulat ou acceptés comme a priori. Or, à l’instar de ce qu’annonçait le rédacteur en chef de Wired, Chris Andersen,  à propos de l’obsolescence de la méthode scientifique (The End of Theory: The Data Deluge Makes the Scientific Method Obsolete, Chris Andserson, Wired, 23 août 2008), le recours au big data et aux algorithmes de l’intelligence artificielle pourrait concourir à la réalisation d’un imperceptible phénomène d’altération du syllogisme juridique. Ce phénomène pourrait, ainsi contribuer à affaiblir non seulement le raisonnement juridique lui-même, mais aussi ce qui valide la véracité conclusive d’une décision judiciaire dans une société organisée tout à la fois autour de l’Etat de droit mais aussi de l’état du droit. Ainsi, il pourrait s’ensuivre un affaiblissement de la valeur du Droit lui-même en tant que norme organisatrice des rapports sociaux.

Le prisme du big data : une représentation réductrice du monde

L’utilisation des algorithmes du big data dans la pratique du droit est tout sauf neutre sur son exercice et ses méthodes. En effet, bâtir un raisonnement et forger une conviction sur la foi du big data revient à extirper des faits ou des éléments à partir d’une traduction de données brutes. Ces données brutes, collectées en mode continu, sont produites à partir des actions ou des comportements adoptés sur les réseaux. Elles peuvent aussi être numérisées à partir d’une réalité située en dehors des réseaux. Mais, les données du big data, quelle que soit leur apparente complétude et le temps quasi réel de leur traitement, ne sont en aucun cas la réalité du monde. Elles ne constituent qu’une forme de re-présentation numérique ou numérisée du monde, inter-médiée. Au mieux en sont-elles une conversion numérisée. Confondre le monde avec sa représentation numérique pour nourrir la réflexion juridique revient à réduire sa réalité à des réseaux ou des agrégats de données et à limiter la portée du raisonnement, à en éroder la force.

C’est d’autant plus vrai que cette re-présentation inter-médiée du monde n’est pas complète. Se présentant comme un tout, elle paraît cependant congédier, d’un coup de clic, la période antérieure au numérique. Il en va de même aussi de tout ce qui n’est pas « numérisable ». Ainsi, la rassurante complétude ne serait que d’apparence. Non seulement, mais la re-présentation inter-médiée du monde serait aussi réductrice puisque son fonds de données et d’information accessible ne reposerait que sur une histoire d’un passé tronqué. Elle proposerait ainsi une réalité de l’histoire et des droits amputée de leurs pans antérieurs au numérique : une sorte de nouvelle réalité se fait jour, mais pour quelle résolution de problème, pour quel service possible au syllogisme ?

Big data : la résolution des problèmes… pas de la problématique

En effet, malgré la réduction computationnelle du monde, il n’est pas contestable que le big data et les algorithmes amènent des réponses aux problèmes. Cependant ces dernières ne s’élèvent pas à la hauteur nécessaire au syllogisme. Les réponses apportées par les algorithmes et le big data relèvent du seul registre du problème. C’est-à-dire à une difficulté précise ou un empêchement à atteindre un objectif, qui ne présente pas de solution immédiate et apparente. Ainsi le big data peut-il nous indiquer en quasi temps réel quel est le chemin  le moins embouteillé (la solution) pour nous rendre d’un point à un autre (le problème posé). La problématique, cependant, reste hors de portée de ses réponses.

A la différence du problème, le registre de la problématique s’entend comme l’art de considérer un problème donné (question générale), en délimitant un ensemble de questions pouvant mettre en jeu des arguments contradictoires (questions partielles, parties à un développement) et en les articulant entre elles,  en vue de comprendre et de résoudre le problème soulevé. La pose de la problématique et le développement concourant à une conclusion est, à l’instar du syllogisme, une élaboration construite.  Ainsi dans notre exemple précédent, les algorithmes et le big data peuvent proposer un chemin optimisé dans une situation d’embouteillage routier, avant même que la situation ne soit survenue, en se fondant sur des données statistiques récurrentes ; cependant,  ils ne peuvent élaborer plus avant sur la question de savoir pourquoi cette situation embouteillée se présente tous les matins à la même heure parce que les gens circulent pour se rendre sur leur lieu de travail, ni sur la solution qui pourrait consister à modifier les horaires de travail ou développer le télétravail pour y pallier…

Ainsi, le big data ne peut suffire à poser une problématique ni à apporter, dans le déroulé d’un raisonnement, les réponses satisfaisantes pour l’élaboration d’une conclusion construite à partir du syllogisme. En effet, dénué de capacité de réflexion autre que celle qui relève d’un miroir, le big data se limite à une émission de signaux remontés par des données. Ils sont en eux-mêmes dépourvus de signification. Tout juste donnent-ils, lorsque les données massives sont corroborées entre elles, une sorte d’indice fondé sur l’induction. Les indices et signaux du big data sont sans signification ; ils ne renvoient à rien. La juriste et philosophe Antoinette Rouvroy édicte à ce propos : « le big data nous dispense de nous représenter les choses, de toute transcription, médiation, symbolique institutionnelle ou conventionnelle de la décision, de la réflexion, de la notion de norme ou de sujets »(Antoinette Rouvroy, Big data et anticipation : vers une gouvernementalité algorithmique, 16 avril 2015). Elle ajoute :

« c’est une fiabilité sans vérité, une personnalisation sans sujet, un pouvoir sans autorité »

(Antoinette Rouvroy, Big data et anticipation : vers une gouvernementalité algorithmique, 16 avril 2015). Comme tel, le big data échappe, de manière fugitive, à la critique ; il échappe à la discussion ; il échappe à la démonstration fondée sur l’argumentation opposée. Les indices et signaux du big data n’appellent pas de réponse autre qu’un signal contraire ou confirmatif par un jeu de balance et de corrélation. Les indices et signaux n’appellent pas de réponse autre qu’une réaction, réaction qui tient et relève du réflexe, …pas de la réflexion ! Ils mettent le syllogisme hors jeu.

Big data : corrélation n’est pas raison

Dès lors si le syllogisme ramène les faits à la réflexion pour l’accouchement d’une conclusion en droit, tout se passe comme si les signaux du big data l’en éloignaient. Car le big data ne formule pas d’arguments. Les résultats excipés des mégas donnés via les algorithmes sont des corrélations. Elles sont les fruits d’un croisement de données, livré aux calculs automatiques. Auto-fiabilisée selon une approche de quantification par des données massivement collectées en continu, la puissance de conviction s’affirme par le seul jeu de l’insaisissable multitude du nombre. Le philosophe Eric Sadin va même jusqu’à évoquer l’émergence d’un nouveau genre de connaissance. Il serait, selon lui, « fondé sur une récolte informationnelle massive soumise à des recoupements corrélatifs identifiés par des algorithmes chargés de détecter des récurrences significatives » (E. Sadin, la vie algorithmique, L’échappée 2015, p.102). L’auteur s’attarde à expliciter la méthode corrélative à l’œuvre avec le big data : elle « consiste à identifier une liaison entre des variables sans explication causale. Elle relève d’un constat contextualisé à une occurrence déterminée, sans garantie de confirmation sous la conjonction renouvelée de conditions similaires » (E. Sadin, la vie algorithmique, L’échappée 2015, p.103). Dès lors, on ne saurait tirer aucune vérité positive des résultats excipés de cette méthode corrélative dans la mesure où elle n’est pas « une forme d’appréhension à partir de laquelle on peut tirer des lois invariables » (E. Sadin, la vie algorithmique, L’échappée 2015, p.103).

Oui mais Socrate n’est pas mortel… Socrate est mort

Tout se passe donc comme si aucune règle définitive, aucune norme, aucune validité ou légitimité ne pouvaient se dégager de cette mise en balance. Le Juge du Droit lui-même, s’est récemment égaré dans cette expérience. Invitant les juges d’appel à une évaluation balancée de deux droits pour trancher, il renvoie dos à dos le droit de l’auteur sur son œuvre originale et la liberté d’expression de celui qui réutilise sans autorisation cette même œuvre dans une nouvelle création « appropriationniste » (Cass. Civ 1re 15 mai 2015, pourvoi n° 13-27. 391). Mais pour quel droit en fin de compte (ou pour être plus juste, devrions-nous dire, « en fin de mesure »…) ? Car le jeu de la mise en balance, opère en dehors de toute rationalité causale qui permet de lier les événements à leur cause et de valider en droit la conclusion par le raisonnement. Dès lors, mettre en balance les arguments du droit revient à abandonner la causalité nécessaire au développement du syllogisme juridique, au profit d’une manifestation de l’évidence qui repose sur le constat avéré de la donnée ou de l’indice. C’est laisser s’apprécier, ou plutôt se déprécier, le droit en vertu de la règle « res ipsa loquitur » (les faits parlent d’eux-mêmes) qui laisse, par-delà la Loi, le fait « faire justice » sur la foi de l’apparence. Oui, décidément il faut croire que Paul Valéry, pourtant un rien ironique, avait raison (Paul Valéry, Peri tôn toû theoû ou Des choses divines, Éd. Kimé, 2005) : « Ce n’est pas la ciguë, c’est le syllogisme qui tue Socrate »  pour avoir conclu à son propos de manière définitive à sa mortalité… Vous disiez.. « prédictif » ??!

3 Comments

  • Pascal Dutru

    27 janvier 2017 at 6 h 40 min Répondre

    Un simple constat pour alimenter le débat : ces dernières années, les grands cabinets anglo-saxons ont, en moyenne, recruté plus d’experts informatique et gestionnaires de bases de données que de collaborateurs.
    Le monde du droit change à marché forcée. Si les juristes français ne s’adaptent pas, la common law, système de droit pourtant archaïque, va définitivement supplanter les systèmes juridiques romans-germaniques.
    Belle année 2017 à tous !

  • Édouard

    15 avril 2017 at 13 h 36 min Répondre

    Je vous ai entendu à une conférence EFB dont j’avais apprécié le dynamisme et je reconnais que ce post parmi les différents autres lus, constitue une réflexion profonde sur le droit qui devrait être avantageusement diffusée dans nos écoles de droit… Merci en tout cas pour le partage

  • Edlaw

    9 juin 2018 at 13 h 28 min Répondre

    Analyse tout simplement remarquable et qui change du discours ambiant sur le tout digital… la pensée est finalement elle même devenue digitale au point d’avoir perdu sa dimension « réflexive » comme vous dites !!! Tout est mis en balance (et non dans la balance !!!) finalement comme si la dimension juridique et judiciaire se réduisait au phénomène de la pesée non plus des arguments mais des données. Bravo en tout cas pour votre article.

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